Séance dans le cadre du séminaire Actualité Critique de l'ENS, introduite par Emmanuelle Sordet et Frédéric Worms , avec les interventions de Déborah Lévy-Bertherat (maître de conférence au LILA à l'ENS), Nathan Naccache (élève à l'ENS), Lénaïg Cariou (élève à l’ENS) et Sandra Lucbert (auteure de La Toile chez Gallimard).
Les penseurs de la décadence moderne du champ esthétique (Nietzsche, Heidegger, et bien d’autres parmi ceux qu’Antoine Compagnon a nommés antimodernes) se heurteraient, avec Twitter, non plus à une simple théorie selon laquelle l’art occidental connaîtrait ses dernières heures, mais à des faits, considérés dans ce qu’ils ont de brut, de concret, de frappant : un internaute français passe en moyenne quatre heures par jour sur Internet (hors temps de travail) – soit le temps que les personnages de roman du XIXe siècle consacraient à la lecture -, 54,8 millions de Tweets ont été échangés au sujet de l’élection présidentielle en 2017…
C’est d’abord un changement technologique qui est ici en jeu : l’intitulé de la soirée d’Actualité Critique ne porte pas sur « La littérature à l’ère de Twitter », mais sur le livre à l’ère du tweet, nuance fort significative. Est en cause un support, un objet d’expression, plus qu’une modalité abstraite de création : le livre – contre le tweet. Le livre qui, pouvant s’étirer, s’allonger, osciller entre brevitas et amplificatio, n’en demeure pas moins un objet structurellement, essentiellement et fondamentalement lié à un art de la longueur, de la patience. Le livre comme outil de résonance, son écriture comme dépendant de la faculté, ô combien difficile, de mettre en page l’inspiration – non de la coucher sur le papier, mais d’étirer, jusqu’à leur paroxysme, des notations fragmentaires, des idées évanescentes, des impressions éphémères. Le Tweet comme le Satan de la littérature : le Tweet comme art de transformer le brouillon en œuvre, de faire passer l’opinion pour l’accompli, le superflu pour le parfait. Et pourtant, indéniablement, le Tweet comme l’envers de la littérature : il faudra ici revenir sur l’héritage, latent mais indéniable, du haiku. Et, plus encore, sur la proximité certaine entre le Tweet et ce que Barthes identifiait, dans son dernier cours au Collège de France, comme l’essence du romanesque, voire du littéraire : à savoir la notatio, le fragment, le haiku… Nous partirons donc de ce constat : Twitter marque une concurrence directe avec la littérature, et pourtant, s’il ne se réclame pas directement d’elle, il se situe sur sa voie. Si bien que nous avons ici affaire à une nouvelle concurrence : non plus celle que Platon définissait entre l’artiste et le philosophe – mais entre l’écrivain, l’artisan des livres (cf La Bruyère : c’est un métier que de faire un livre…) et le buzz -au sens anglais du terme – adolescent – au sens grec du terme – coextensif à l’ère du Tweet.
Le Tweet, en premier lieu, comme déclin de la littérature. Plusieurs arguments centraux, à commencer par le fait que Twitter, personne ne saurait le nier, ne place pas sur un piédestal la littérature, et ce pour deux raisons : premièrement parce que Twitter, reposant sur le tissage d’un réseau virtuel et défini comme démocratique, instaure une horizontalité de la parole. La seule hiérarchie possible n’est pas la qualité de l’analyse, la beauté du style, mais le nombre de likes ainsi que de retweets. Inutile de s’étonner, de fait, que ce soient Lady Gaga, Katy Perry, et Justin Bieber qui se partagent le podium des comptes Twitter les plus consultés (plutôt que Houellebecq, Régis Debray, Annie Ernaux…). Mais il y a un autre aspect du problème, qu’il nous incomberait d’étudier de manière plus scolaire : qu’à ce changement technologique -analysable depuis une perspective médiologique – est consubstantielle une transformation civilisationnelle. Ce serait la fin, à défaut de la littérature, non seulement du Livre, mais encore et surtout du Texte – conçu comme espace de tissage. Plusieurs mutations structurelles en témoignent : 1) la mort progressive et lente de l’auteur : sur Twitter, l’auteur répond, dialogue à égalité avec ses interlocuteurs. Sur Twitter, l’auteur comme instance tend à disparaître, soumis à l’injonction d’un format à la fois castrateur et garant de superficialité (on se reportera alors au numéro des Cahiers de Médiologie consacré à la différence entre route et réseaux). Sans parler de l’écriture du livre philosophique, ou de l’essai, impossible à réduire au cadre de 140 caractères. 2) Sur Twitter, nous assistons à une démocratisation, fondamentalement néfaste dans une perspective nietzschénne, de la création : si l’auteur n’existe plus, tout le monde en est devenu un. On s’intéressera, en élargissant un peu le champ du problème, au fait que certaines personnes, ayant acquis leur notoriété à travers les réseaux sociaux, aient eu des prétentions littéraires, auréolées d’un succès quantitatif (Nabilla qui, au salon du livre dernier, a fait de l’ombre à un certain nombre d’écrivains qui, en comparaison, étaient mineurs…). Pour pasticher et détourner Hölderlin, ce n’est plus l’homme qui habite le monde en poète, mais les hommes qui, après avoir tué le poète, s’efforcent d’en faire revenir l’idole, s’acharnent à le remplacer en masse par la danse macabre de leurs productions bourdonnantes.
Voir aussi
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Lénaïg Cariou est élève à l'ENS au département Littérature et Langages.
Cliquer ICI pour fermerInstitutions : Ecole normale supérieure-PSL
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Déborah Lévy-Bertherat est maître de conférences en Littérature comparée au département Lila de l’ENS et membre du CRRLPM. Sa recherche porte sur les récits d’enfance, récits de guerre, témoignage et fiction, les enfants sauvages. Ses derniers ouvrages publiés sont : J’ai tué. Violence guerrière et fictions (Droz, 2010, avec P. Schoentjes), Dictionnaire du romantisme (Alain Vaillant, dir., CNRS, 2012). Elle a édité et traduit Un héros de notre temps de Lermontov et Les Nouvelles de Pétersbourg de Gogol (GF, 2003 et 2009), et a publié deux romans, Les Voyages de Daniel Ascher et Les Fiancés (Rivages 2013 et 2015).
Cursus :
Professeure et écrivaine française, Sandra Lucbert, qui a collaboré à la revue Traces, vit et enseigne à Paris. En 2013, elle publie son premier roman, Mobiles, qui peint le portrait de jeunes de trente ans qui s'interrogent sur la réussite de leur vie.
Dans La Toile (Gallimard, janvier 2017) Sandra Lucbert interroge la façon dont une technologie et ses utilisateurs dessinent une certaine configuration relationnelle et politique. À travers les personnages se déplient les différentes problématiques propres à Internet : le statut des données, le traitement de l’information, et les logiques de gouvernance et de résistance qui en découlent.
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Cursus :
Nathan Naccache est normalien. Co-organisateur d'un séminaire d'élèves portant sur Heidegger, il travaille également sur la métaphysique et la religion.
Cliquer ICI pour fermerDernière mise à jour : 03/10/2017