Exposé de Dejanirah Couto (EPHE/IVe section) dans le cadre du colloque "Le poivre, de l’Antiquité à l’époque moderne: un luxe populaire ?"
« Dynamiques des pimenteiros : les Portugais et la contrebande du poivre dans l’océan Indien dans la première moitié du XVIe siècle »
À ses débuts, l’Estado da India fut d’abord une entreprise d’État, nettement orientée vers l’établissement de relations commerciales pacifiques avec les peuples de l’Inde occidentale – supposés frères dans la foi –, et le combat contre l’Égypte mamelouke, usurpatrice des Lieux Saints. L’empire fut fondé sur la redistribution des marchandises, non sur leur production. Une telle économie de services fut largement dépendante de son insertion dans les économies locales et de leurs fluctuations. Nouveaux intermédiaires, les Portugais se spécialisèrent dans le ravitaillement des grandes villes côtières, de l’Afrique Orientale jusqu’à Malacca, en faisant le commerce des produits valant « monnaie d’échange » comme le poivre. Dans le but de se procurer des bénéfices et de garantir un minimum de contrôle des prix, la Couronne instaura un régime de monopole (formalisé par des mesures coercitives, les cartazes, autrement dit, les sauf-conduits délivrés par les Portugais aux embarcations indigènes). Cette réglementation provoqua la réaction des communautés marchandes asiatiques, une limitation de la demande et une baisse des prix sur les marchés, installant une âpre concurrence entre Portugais et marchands musulmans de l’océan Indien.
Parachevée par la conquête d’Ormuz en 1515 la poussée expansionniste fut de courte durée. À la mort d’Albuquerque, en 1515, la centralisation étatique du commerce avait progressé, mais les déséquilibres structuraux de la balance commerciale entre l’Inde et le Portugal s’accentuèrent dans la mesure où les épices devaient être payées comptant alors que les Portugais disposaient de peu de liquidités pour régler les transactions. Ils furent donc amenés à trouver d’autres financements ; quelques-uns se mêlèrent de plus en plus du commerce régional, s’immisçant dans les filières du trafic traditionnel asiatique. En dépit des tentatives de réglementation de la Couronne, et de quelques sanctions, c’est toute une économie parallèle – dite « d’Inde en Inde » –, qui se développa, caractérisée par un grand pragmatisme commercial, entraînant le développement exponentiel des partenariats commerciaux avec des marchands locaux.
Sans renoncer à ses monopoles régaliens, l’État choisit de devancer l’initiative privée qui battait en brèche ses prérogatives. En 1517, le nouveau gouverneur Lopo Soares de Albergaria accorda « l’autorisation à tous pour qu’ils naviguent et trafiquent là où ils le voudraient ». Connue sous le nom de « a grande soltura » (la grande ouverture), cette mesure de libéralisation, interprétée par quelques historiens comme la « tendance anarchisante » au sein du jeune empire, eut de réelles conséquences sur les modalités de la présence portugaise en Asie. De 1517 à 1521, les marchands privés, trafiquants, corsaires et mercenaires, essaimèrent dans l’océan Indien (au Sri Lanka en particulier), en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est (golfe du Bengale et mer de Chine). La contrebande du poivre s’installa dans l’océan Indien occidental notamment, fragilisant le monopole royal, enrichissant les pimenteiros, avec des conséquences sur la logistique du commerce et les équilibres des m archés régionaux du poivre. En s’appuyant sur une documentation de première main, la présente communication s’attachera à éclairer les mécanismes de cette contrebande sous le gouvernement des quatorze premiers gouverneurs et Vice-rois de l’Estado da India, entre 1505 et 1550 (de D.Francisco de Almeida jusqu’à Jorge Cabral).
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Cursus :
Historienne, spécialiste du monde lusophone, Dejanirah Couto est née à Lisbonne. Elle est maître de conférences à l’École pratique des Hautes Études (IV°section).
Dernière mise à jour : 13/02/2018