A l'occasion du 30e anniversaire de la disparition de Jacques Lacan, l'Ecole normale supérieure a organisé le 9 septembre 2011 une soirée de lecture de ses textes, choisis par Catherine Clément.
Catherine Clément a organisé ces extraits selon trois thèmes centraux :
Les 50 lectures ont été effectuées par des personnalités du monde intellectuel et artistique.
Ici, dans le thème La tragédie, la mort, l'angoisse, Joachim Lebovits lit un extrait intitulé Pensée sur le désir.
LVIII Le transfert 1960 – 1961 Leçon du 17 mai 1961
"C’est pourquoi il importe de voir sur quelle scène culmine tout le drame, cette [reine] , la dernière, celle où Pensée se confine avec sa mère qui étend sur elle son aile protectrice et le fait parce qu’elle est restée enceinte des œuvres du nommé Orian. Pensée reçoit la visite du frère, Orso, qui vient ici lui porter de celui qui est mort le dernier message mais que la logique de la pièce et toute la situation antérieure ont créé, puisque tout l’effort d’Orian a été de faire accepter à Pensée comme à Orso une chose énorme : qu’ils s’épousent ; [Orso] le saint ne voit pas d’obstacles à ce que son bon et brave petit frère, lui, trouve son bonheur, c’est à son niveau.
C’est un brave et un courageux. Et d’ailleurs la déclaration du gars ne laisse aucun doute, il est capable d’assurer le mariage avec une femme qui ne l’aime pas, on en viendra toujours à bout. C’est un courageux, c’est son affaire. Il a d’abord combattu à gauche, on lui a dit qu’il s’est trompé, il combat à droite ; il était chez les garibaldiens, il a rejoint les zouaves du Pape ; il est toujours là, bon pied bon œil, c’est un gars sûr. Ne riez pas trop de ce connard, c’est un piège. Et nous allons voir tout à l’heure pourquoi, et en quoi, car à la vérité dans son dialogue avec Pensée nous ne songeons plus à en rire.
Qu’est Pensée dans cette dernière scène ? l’objet sublime sûrement. L’objet sublime en tant que déjà nous avons indiqué sa position l’année dernière comme substitut de la Chose, vous l’avez entendu au passage, la nature de la Chose n’est pas si loin de celle de la femme, s’il n’était vrai qu’à toute façon que nous avons de nous approcher de cette Chose, la femme s’avère être encore bien autre chose. Je dis la moindre femme, et à la vérité Claudel pas plus qu’un autre ne nous montre qu’il en ait la dernière idée, bien loin de là. Cette héroïne de Claudel, cette femme qu’il nous fomente, c’est la femme d’un certain désir. Tout de même rendons lui cette justice qu’ailleurs, dans le Partage de Midi, Claudel nous a fait une femme, Ysé, qui n’est pas si mal, ça y ressemble fort à ce que c’est, la femme.
Ici nous sommes en présence de l’objet d’un désir. Et ce que je veux vous montrer, qui est inscrit dans son image, c’est que c’est un désir qui n’a plus à ce niveau de dépouillement que la castration pour le séparer mais le séparer radicalement d’aucun désir naturel. À la vérité, si vous regardez ce qui se passe sur la scène, c’est assez beau mais pour le situer exactement je vous prierai de vous rappeler le cylindre anamorphique que je vous ai présenté en réalité, bel et bien – le tube sur cette table – à savoir ce cylindre sur lequel venait se projeter une figure de Rubens, celle de la mise en croix, par l’artifice d’une sorte de dessin informe qui était astucieusement inscrit à la base de ce cylindre. De cela je vous ai fait l’image de ce mécanisme du reflet de cette figure fascinante, de cette beauté érigée telle qu’elle se projette à la limite pour nous empêcher d’aller plus loin au cœur de la Chose.
Si tant est qu’ici la figure de Pensée et toute la ligne de ce drame soit faite pour nous porter à cette limite un peu plus reculée, que voyons-nous, sinon une figure de femme divinisée pour être encore ici, cette femme, crucifiée. Le geste est indiqué dans le texte comme il revient avec insistance dans tellement d’autres points de l’œuvre claudélienne, depuis la princesse de Tête d’Or jusqu’à Sygne elle-même, jusqu’à Ysé, jusqu’à la figure de Doña Prouhèze.
Cette figure porte en elle quoi ? un enfant sans doute, mais n’oublions pas ce qui nous est dit, c’est que pour la première fois cet enfant vient en elle de s’animer, de bouger, et ce moment est le moment où elle est venue à prendre en elle l’âme, dit-elle, de celui qui est mort.
Comment cette capture de l’âme nous est-elle représentée, figurée ? C’est un vrai acte de vampirisme, elle se referme, si je puis dire, avec les ailes de son manteau sur la corbeille de fleurs qu’avait envoyées le frère Orso, ces fleurs qui montent d’un terreau dont le dialogue vient nous révéler, détail macabre, qu’il contient le cœur éviscéré de son amant, Orian. C’est là ce dont, quand elle se relève, elle est censée avoir fait repasser en elle l’essence symbolique, c’est cette âme qu’elle impose, avec la sienne propre, dit-elle, sur les lèvres de ce frère qui vient de s’engager à elle pour donner un père à l’enfant, tout en disant qu’il ne sera jamais son époux. Et cette transmission, cette réalisation singulière de cette fusion des âmes qui est celle dont les deux premières citations que je vous ai faites au début de ce discours, de L’otage d’une part, du pain dur de l’autre, nous est indiquée comme étant l’aspiration suprême de l’amour. C’est de cette fusion des âmes qu’en somme Orso, dont on sait qu’il va aller rejoindre son frère dans la mort, est là le porteur désigné, le véhicule, le messager.
Qu’est-ce à dire ? Je vous l’ai dit tout à l’heure, ce pauvre Orso qui nous fait sourire jusque dans cette fonction où il s’achève, de mari postiche, ne nous y trompons pas, ne nous laissons pas prendre à son ridicule, car la place qu’il occupe est celle-là même en fin de compte dans laquelle nous sommes appelés à être ici captivés. C’est à notre désir, et comme révélation de sa structure, qu’est proposé ce fantasme qui nous révèle quelle est cette puissance [magnifique] qui nous attire dans la femme, et pas forcément, comme le dit, en haut, que cette puissance est tierce, et que c’est celle qui ne saurait être la nôtre qu’à représenter notre perte.
Il y a toujours dans le désir quelque délice de la mort, mais d’une mort que nous ne pouvons nous-mêmes nous infliger. Nous retrouvons ici les quatre termes qui sont représentés si je puis dire en nous comme dans les deux frères, a – a’, et à nous le sujet, S, pour autant que nous n’y comprenons rien, et cette figure de l’Autre incarnée en cette femme. Entre ces quatre éléments, toutes sortes de variétés sont possibles de cette [infixion] de la mort parmi lesquelles il est possible d’énumérer toutes les formes les plus perverses du désir.
Ici c’est seulement le cas le plus éthique pour autant que c’est l’homme vrai, l’homme achevé et qui s’affirme et se maintient dans sa virilité, Orian, qui en fait les frais par sa mort. Ceci nous rappelle que [c’est vrai] ces frais il les fait toujours et dans tous les cas, même si du point de vue de la morale c’est de façon plus coûteuse pour son humanité, s’il les ravale, ces frais, au niveau du plaisir. Ainsi se termine le dessein du poète. Ce qu’il nous montre, c’est enfin, après le drame de sujets en tant que pures victimes du logos, du langage, ce qu’y devient le désir, et pour cela, ce désir, il nous le rend visible. La figure de la femme, de ce terrible sujet qu’est Pensée de Coûfontaine, c’est l’objet du désir. Elle mérite son nom, Pensée, elle est pensée sur le désir. L’amour de l’autre, cet amour qu’elle exprime, c’est là même où en se figeant elle devient l’objet du désir.
Telle est la topologie où s’achève un long cheminement de la tragédie. Comme tout procès, comme tout progrès de l’articulation humaine, c’est après-coup seulement que se perçoit ce qui converge dans les lignes tracées dans le passé traditionnel, annonce ce qui un jour vient au jour quand tout au long de la tragédie d’Euripide nous trouvons comme une sorte de bât qui le blesse [comme une qui l’exaspère] le rapport au désir et plus spécialement au désir de la femme. Ce qu’on appelle la misogynie d’Euripide, c’est cette sorte d’aberration, de folie qui semble frapper toute sa poésie. Nous ne pouvons la saisir et la comprendre que de ce qu’elle est devenue, de ce qu’elle s’est élaborée à travers toute la sublimation de la tradition chrétienne.
Ces perspectives, ces extrêmes, ces points d’écartèlement des termes dont la croisée pour nous nécessite des effets auxquels nous avons affaire, ceux de la névrose en tant que dans la pensée freudienne ils s’affirment comme plus originels que ceux du juste milieu, que ceux de la normale, il est nécessaire que nous les touchions, que nous les explorions, que nous en connaissions les extrêmes, si nous voulons que notre action se situe d’une façon orientée, non pas captive de tels mirages toujours à notre portée, du bien, de l’entr’aide mais de ce qu’il peut y avoir [mais de ce qu’il peut y avoir, même sous les formes les plus obscures, dans l’autre où nous avons l’audace de l’accompagner dans le transfert, peut exiger.] à exiger d’audace, même sous les formes les plus obscures dans l’autre, à l’accompagner dans le transfert.
« Les extrêmes se touchent » disait je ne sais plus qui. Il faut au moins un instant que nous les touchions pour pouvoir voir ce qui est ici ma fin, repérer exactement quelle doit être notre place au moment où le sujet est sur le seul chemin où nous devions le conduire, celui où il doit articuler son désir."
Voir aussi
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Cursus :
Joachim Lebovits est agrégé et docteur en mathématiques. Il enseigne au département mathématiques de l'Ecole Centrale de Paris et fait parti du comité de rédaction et de correction de la revue Le Diable probablement.
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