Conférence de Débora Morato Pinto (professeur au Département de philosophie de l'Université fédérale de São Carlos-Brésil) invitée en février 2020 du Programme gradué Translitterrae ENS-PSL.
Il s'agit ici de mettre en évidence une dimension essentielle de la philosophie de Bergson, ainsi que d’en explorer sa fertilité: l’affirmation de la relation intrinsèque entre corps propre (ou subjectif), son indétermination et la vie. Penser une telle relation, dépend de la nouvelle conception du mouvement que sa métaphysique développe. Elle fonde aussi la possibilité de penser la création de manière concrète, en insérant la philosophie bergsonienne dans un domaine thématique que nous cherchons à délimiter.
Nous proposons ici de discuter le problème du désir chez Bergson, étant donné que cette notion en tant que telle semble presque absente de sa théorie du psychisme, théorie qui peut elle-même être considérée comme une esquisse de sa conception de l’humanité qu’il présentera d’ailleurs, de manière complète à la fin de son œuvre seulement. Ainsi, ce manque de thématisation du désir n’est pas passé inaperçu aux yeux des lecteurs attentifs. La critique la plus cohérente souligne la suposée conception limitée de la vie quand on la considère comme présidée par le besoin, et elle est réalisée, à plusieurs reprises, par Renaud Barbaras. Selon lui, c’est précisément la tendance à assumer cette conception qui aurait empêché Bergson de comprendre le rôle du désir, tant dans la subjectivité que dans la vie. Cette critique, en fait, actualise les réserves des phénoménologues à l’égard de la positivité bergsonienne, dans laquelle il n’y aurait pas de place pour le négatif.
Il est cependant possible de reprendre les relations entre le psychisme et la vie chez Bergson et de montrer qu’elles convergent vers la notion d’excès. Étant donné la double dimension de la durée – comme conservation et création – le mouvement de la vie relève d’une positivité dynamique de l’abondance, du surplus et de la différence. Pour cela, la thèse selon laquelle le mode d’être de la vie est celui de la volonté exige une analyse plus détaillée. Et l’articulation entre la neurophysiologie et la psychologie en exprimera cet excès ou supplément dans la condition humaine. Cette double dimension est très bien présentée lorsque le philosophe analyse en profondeur le rôle de la création et de l’indétermination dans l’existence (individuelle et générale). Dans ce contexte, la phénoménologie de Barbaras, en passant par celle de Jan Patočka, est beaucoup plus influencée par Bergson que nous ne l’imaginons habituellement. La notion de force voyante et la discussion sur la dynamique du corps sont des points qui démontrent cette proximité. Nous en parlerons.
En d’autres termes, nous tenterons de montrer comment les notions de force, de tendance et de création se sont entrelacées dans les figures dominantes de la durée, et comment ce mélange déplace le problème de la négativité d’une manière qui n’est pas sans importance pour la pensée contemporaine du désir. Il faut tenir compte du fait que le développement de la psychanalyse en tant que récit profond du désir a impulsé la valorisation de cette notion clé et en a multiplié les analyses. Nous partirons de celle-ci afin de montrer comment le problème (du manque) du désir chez Bergson ne trouve pas son enjeu le plus fort dans une conception appauvrie de la vie comme mouvement dirigé par le besoin, mais plutôt dans la tentative incessante de conciliation entre la spiritualisation des sentiments et une philosophie du corps novatrice dans le contexte du début du XXème siècle.
En ce sens, on peut penser que la psychanalyse de Freud approfondit verticalement l’intériorité psychique bergsonienne, et que les phénoménologies des auteurs comme Patočka et Barbaras étendent horizontalement le rôle du corps subjectif dont l’action a été mise au centre de la philosophie bergsonienne de la conscience. Dans le cas des phénoménologues, leur nouvelle orientation pour traiter des thèmes husserliens est fondée sur la considération du mouvement, en relation directe avec les innovations métaphysiques de Bergson. Cette lecture nous permet, par conséquent, de considérer que ces auteurs appartiennent à ce que nous appelons “la pensée de l’excès“.
Cursus :
Diplômée en philosophie de l'Université de São Paulo, Débora Morato Pinto est actuellement professeure au Département de philosophie de l'Université fédérale de São Carlos.
Elle a effectué ses recherches en Master et Doctorat sur Henri Bergson, notamment sur les thèmes de la perception, de la mémoire et de l'intelligence dans la philosophie de la durée. Actuellement, elle développe des recherches sur les relations entre conscience, durée, vie et moralité.
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