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Montesquieu et la 'théorie des climats'
mardi 08 novembre 2022

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Descriptif

Conférence de Catherine Larrère (professeure émérite de philosophie de l’université Panthéon-Sorbonne, Paris-I) dans le cadre du séminaire "Perception du climat : Les "grandes figures" de la météorologie et du climat ", proposé par le CERES (Centre de formation sur l’environnement et la société) de l'ENS.


La présentation prend pour point de départ « ce que l’on a retenu de la théorie des climats de Montesquieu », à savoir une version simpliste d’une théorie des climats déterministe, que certains travaux d’histoire des sciences contemporains mentionnent à peine et que l’on considère comme la part inintéressante, voire gênante, des travaux de Montesquieu.

La première partie de l’intervention s’attache à ce qu’on appelait auparavant la « fortune », et que l’on appelle maintenant la « réception » de la dite théorie des climats de Montesquieu. Elle passe en revue, dans un premier temps, différentes critiques formulées par les contemporains de l’auteur de l’Esprit des lois, ouvrage paru en 1748, vis-à-vis de l’idée perçue comme fataliste (ce qui correspond à ce que l’on désignera, plus tard, comme « déterministe ») d’une influence des climats sur les caractères. Ces critiques contemporaines ont ceci de remarquable qu’elles viennent de tous côtés : elles émanent pour une part des cercles religieux (jansénistes et jésuites), mais également des matérialistes comme d’Holbach et des empiristes – en particulier, tel qu’une idée erronée mais commune l’affirme, dans une critique formulée par David Hume dans son essai sur Le caractère des nations (dont il est en fait impossible qu’elle s’adresse à Montesquieu, comme le montre la présentation par la suite). La réception plus tardive de l’œuvre, dans le premier tiers du XXème siècle, contribua également à essentialiser l’interprétation d’une théorie des climats déterministe, attribuée à Montesquieu, dont les écrits simplifiés et isolés sont ainsi construits comme un anti-modèle. Pourtant, Montesquieu était loin d’être seul à imaginer une influence des climats sur les corps et les esprits, comme le montre cette première partie dans un second temps, et ses écrits prenaient place dans une tradition allant des traités médicaux antiques au texte de 1742 de John Arbuthnot, l’Essai des effets de l’air sur le corps humain – ce texte constituant par ailleurs l’écrit que Hume a en tête lorsqu’il formule sa critique, une critique que Montesquieu salua, dans sa correspondance avec Hume – indice fort du caractère non « fataliste » des véritables idées de Montesquieu.

Pour sortir de cette interprétation essentialisée, la seconde partie de la présentation revient donc autexte-même de la troisième partie de L’Esprit des lois, d’abord à partir des titres des livres et tout particulièrement du livre 14, « des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du climat ». Soulignant que le terme de climat, sous la plume de Montesquieu, portait un sens géographique désignant une « aire comprise entre deux parallèles », bien distinct du sens contemporain, Catherine Larrère suggère à cette occasion que l’on pouvait entendre, au XVIIIème siècle, par « climats », ce que l’on appelle aujourd’hui l’environnement. Montesquieu était bel et bien tenant d’un effet physique du climat sur les humains, en tant que ceux-ci sont des corps sensibles, conformément à son anthropologie philosophique qui met en continuité le corps avec l’esprit ; mais cette cause physique se trouve toujours combinée avec d’autres, en sorte qu’on ne peut pas le taxer de déterminisme, ou d’un naturalisme qui réduirait les causes des caractères humains à un facteur unique. Catherine Larrère souligne à cet effet la distinction entre raisons et causes (c’est-à-dire entre des facteurs qui expliquent, et des facteurs qui déterminent), montrant que le climat figure, chez Montesquieu, parmi les « raisons naturelles ».Les climats ont bien un effet sur les humains et leur activités – la chaleur rend le travail plus difficile, par exemple-, mais il ne s’agit pas là d’une cause unique, et les lois peuvent contrecarrer cette influence.

Par l’examen de plusieurs formules, distinctes de celle que l’histoire des idées a abstraites pour en faire comme une maxime isolée (à savoir, que « l’empire du climat est le premier de tous les empires »), Catherine Larrère rappelle l’attachement de Montesquieu à l’idée d’une rectification des tendances que les climats  induisent, par les législateurs : dans l’esprit de Montesquieu, les lois rendent possible, non seulement de nuancer ou d’annuler, mais même de renverser les raisons climatiques en faisant jouer leurs influences les unes contre les autres, par exemple, en détruisant « la paresse par l’orgueil ». Les climats jouent en somme, chez Montesquieu, un rôle différenciant, mais pas déterminant.

Cette relecture de Montesquieu comme un penseur de la combinaison des causes, un penseur de la complexité, amène Catherine Larrère à s’intéresser, dans le dernier temps de son propos, à l’écart entre les idées de Montesquieu et celles dominantes aujourd’hui, et à travers cet écart, à l’actualité de Montesquieu, à ce qu’il semble pertinent d’en rappeler aujourd’hui. Parmi les différences fortes entre la perspective de  l’auteur de l’Esprit des lois et celle d’aujourd’hui, elle revient sur le fait que les climats sont conçus au XVIIIè comme des facteurs de différenciation – en dissonance complète avec la façon dont « le » climat apparaît aujourd’hui, comme un agent de globalisation – et suggère qu’il serait intéressant de garder en tête cette échelle régionale, privilégiée au XVIIIème siècle, étant entendu que les bouleversements climatiques contemporains ont des effets bien distincts dans les différents endroits du globe.

Par ailleurs, par contraste avec la perspective anthropocénique qui, en amplifiant voire en absolutisant l’ampleur des influences humaines sur le climat, court parfois le risque de réduire la nature à une technosphère, Catherine Larrère revient sur la manière dont Montesquieu tient ensemble les « causes physiques » et les « causes morales », et permet ce faisant d’ouvrir un espace où penser leurs influences de manière conjointe, sans réductionnisme. Catherine Larrère termine sa présentation en insistant sur le caractère précieux de cette perspective complexe.

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Auteur(s)
Catherine Larrère
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Professeur des Universités

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Cursus :

Ancienne élève de l'Ecole normale supérieure, Catherine Larrère est professeure émérite de philosophie de l’université Panthéon-Sorbonne, Paris-I.
Catherine Larrère a consacré ses premiers travaux à Montesquieu, avant de se tourner vers la philosophie de l’environnement. Elle a écrit de nombreux articles contribuant à diffuser les notions importantes de l’éthique environnementale, et co-signé trois ouvrages avec Raphël Larrère, agronome et sociologue, parmi lesquels « Du bon usage de la nature », en 1997, « Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique », en 2015, et « Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophique », en 2020.

 

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Dernière mise à jour : 24/02/2023