"Cette
question - que signifie l’expression «changer le monde » ? - fait bilan de la longue période pendant laquelle
l'idée de changer le monde a été considérée comme une utopie facilement
criminelle. Cette idée ne tiendrait pas compte des réalités du monde, de son
inertie, des résistances au changement de la nature humaine invariablement
accordée à ses intérêts etc.
C'est
une question polémique car elle tente d'appréhender autrement la question qui
est au fond la question de la résignation : sommes-nous résignés à ce que
les formes principales du monde contemporain, la victoire écrasante du
capitalisme mondialisé, signifient en quelque sorte un interdit opposé par le
réel aux idées du 19ème et du 20ème siècle, celles d'une transformation du monde conforme éventuellement à
certains principes. L'idée conservatrice, c'est l'idée que le monde ne se
laisse pas plier à des principes, que le monde a une espèce de résistance
intrinsèque dont il faut partir, qu'on peut l'infléchir, mais que sa loi ne
peut pas être interrompue ou modifiée radicalement.
La
réponse naïve et naturelle aujourd'hui est qu'on en a fini avec les idéologies
du changement du monde. On en a fini avec les idées qui prétendent plier le
monde. Un critique anglais rendant compte de mon entreprise disait qu'on y
reconnaissait "le spectre funeste de l'idéocratie". Pas de
l'idéologie, de l'idéocratie, du
commandement de l'idée. Il avait d'ailleurs parfaitement raison, cet Anglais.
Les Anglais ont toujours particulièrement répugné à l'idéocratie, il faut bien
le dire. Ce sont eux qui ont inventé l'empirisme, qui reste en un sens leur
philosophie naturelle. Même chez beaucoup de mes amis anglais, je trouve
toujours des traces d'empirisme, traces qui sont aussi par ailleurs des
garde-fous, des rappels quant à l'existence de la réalité. L'empirisme c'est
cette conviction que le monde est ce qu'il est et que l'expérience est l'unique
point de départ possible pour toute transformation, les principes étant
toujours dans une position d'extériorité ou d'impuissance."
Alain Badiou
Voir aussi
Institutions : Ecole normale supérieure-PSL
Cursus :
Alain Badiou est le fondateur et le président du Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine.
Il est professeur émérite de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure, où se tient son séminaire.
Influencée par la pensée d'Althusser, sa philosophie s'ancre dans le monde contemporain et un engagement politique marqué..
Cliquer ICI pour fermerDernière mise à jour : 03/04/2012