Exposé de Cécilia Bognon (UCLouvain, Institut Supérieur de Philosophie, CEFISES) dans le cadre du Séminaire Cavaillès (Histoire et Philosophie du vivant) organisé par la République des Savoirs.
"Nous avons récemment publié un volume intitulé Philosophy of Biology before Biology (Bognon-Küss et Wolfe, éd. 2019, Routledge) portant sur l’interaction entre philosophie et sciences naturelles au 18e siècle, période qui anticipe la constitution d’une discipline autonome consacrée à l’étude des phénomènes vitaux. C’est donc à la dynamique de constitution de la biologie comme science, avant 1800, que nous avons consacré ce travail. Nous avons nommé « philosophie de la biologie avant la biologie » l’accent historique et philosophique combiné sur ce processus d’émergence de la biologie.
Alors que le vivant s’affranchissait de la double juridiction de l’âme immatérielle et de l’artisan créateur, philosophie et sciences de la vie entreprirent en effet, tout au long du 18esiècle, d’en saisir la spécificité par opposition au non-vivant (la machine d’un côté, l’inerte de l’autre), que ce soit par tracé de frontières plus ou moins étanches (organique – inorganique, vie – mort) comme chez Buffon, ou dans des tentatives de caractérisation positive (téléologie, auto-organisation) comme chez Kant. L’on pourrait ainsi, malgré le flottement sémantique qui paraît affecter le terme de « vie » au 18e siècle, concevoir que ce travail souterrain qui consistait à embrasser la vie dans la pluralité de ses manifestations (plantes et animaux), la généralité de ses mécanismes (génération, développement, nutrition, etc.), et la complexité de sa relation à la matière a préparé l’apparition subite de la « biologie » autour de 1800[1]et permis la diffusion rapide de l’idée d’une science empirique des propriétés générales des êtres vivants. On sait que Michel Foucault, dans les Mots et les choses, a proposé de cette émergence un tableau diamétralement opposé. Étayant son argument sur l’absurdité que représentait pour lui l’écriture d’une histoire de la biologie au 18esiècle sur le fait que la biologie ne pouvait alors exister puisque « la vie elle-même n’exist[ait] pas »[2], Foucault entendait montrer que s’il n’y a pas de sens à parler de « biologie » au 18esiècle, c’est parce que « la coupure entre le vivant et le non-vivant, n’est jamais un problème décisif »[3]. Point de « vie » au 18e siècle, mais « seulement des êtres vivants, qui apparaissaient à travers une grille du savoir constituée par l’histoire naturelle »[4].
Or nous soutenons une thèse doublement inverse, à savoir que 1) la « vie » émerge bel et bien comme problème ontologique au cours du 18e siècle à la faveur d’une réévaluation des rapports qu’entretiennent vie et matière autour du concept pivot d’organisation – réévaluation qui substitue à la division des corps entre les trois règnes une séparation entre l’organique et l’inorganique ; mais que symétriquement 2) il ne suffit pas que la vie se constitue en problème ontologique pour qu’une science empirique et unificatrice de la vie, une biologie scientifique, naisse et se développe. Dans le sillage de l’archéologie foucaldienne, mais à rebours de ses conclusions, nous examinerons donc les conditions de possibilité d’émergence d’une biologie, entendue sous son aspect de « théorie matérielle de la vie »[5]. Nous chercherons à montrer qu’il y a un sens à s’essayer à écrire une philosophie de la biologie avant la biologie, c’est-à-dire avant et l’apparition systématique du mot « biologie » et l’institution de la biologie comme discipline, et à déterminer les conditions de possibilité d’une telle histoire[6]."
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[1]En réalité, Mc Laughlin (2002) a parfaitement montré que cette émergence n’a pas été aussi subite qu’on le pensait, puisqu’il identifie chez Hanov (1766) l’utilisation du terme latin « Biologia » dans le titre de son livre, et souligne que le mot y désigne alors l’étude des « lois générales relatives aux choses vivantes ». Cela plaide en tout état de cause pour la reconnaissance de l’existence de l’effort spéculatif intense qui a conduit à la « biologie », c’est-à-dire pour la reconnaissance d’un souci biologique avant la biologie. Nous développons ce point plus en détail au chapitre 4, et dans Bognon-Küss et Wolfe (à paraître).
[2]Foucault (1966), p. 139.
[3]Op. cit., p. 174.
[4]Op. cit., p. 139.
[5]Nous empruntons cette expression à Gayon (2008).
[6]Sur ce point voir Bognon et Wolfe (éds.) (2019).
Voir aussi
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Cursus :
Cécilia Bognon est normalienne et certifiée de philosophie, Cécilia Bognon. Ses travaux de recherche s'inscrivent en histoire et philosophie de la biologie.
Elle a soutenu une thèse intitulée "Entre chimie et biologie : Nutrition, Organisation, Identité", préparée à l'IHPST sous les directions successives de Jean Gayon et de Denis Forest. Sa thèse propose une analyse généalogique du concept de métabolisme.
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Dernière mise à jour : 27/06/2024