« Expérience de la vie d’usine », pp.347-349
« Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier »
Par Frédéric Worms, Philosophe et Directeur de l’École Normale Supérieure de Paris - PSL
Extrait étudié
Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier. Certes le travail n'est pas le jeu ; il est à la fois inévitable et convenable qu'il y ait dans le travail de la monotonie et de l'ennui, et d'ailleurs il n'est rien de grand sur cette terre, dans aucun domaine, sans une part de monotonie et d'ennui. Il y a plus de monotonie dans une messe en chant grégorien ou dans un concerto de Bach que dans une opérette. Ce monde où nous sommes tombés existe réellement ; nous sommes réellement chair ; nous avons été jetés hors de l'éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme. Mais il n'est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain. La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur. Tout ce qui parmi les choses humaines est à quelque degré beau et bon reproduit à quelque degré ce mélange d'uniformité et de variété ; tout ce qui en diffère est mauvais et dégradant. Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde ; le travail de l'ouvrier, par sa nature même, en est dans une large mesure indépendant, mais il pourrait l'imiter. C'est le contraire qui se produit dans les usines. L'uniformité et la variété s'y mélangent aussi, mais ce mélange est l'opposé de celui que procurent le soleil et les astres ; le soleil et les astres emplissent d'avance le temps de cadres faits d'une variété limitée et ordonnée en retours réguliers, cadres destinés à loger une variété infinie d'événements absolument imprévisibles et partiellement privés d'ordre ; au contraire, l'avenir de celui qui travaille dans une usine est vide à cause de l'impossibilité de prévoir, et plus mort que du passé à cause de l'identité des instants qui se succèdent comme les tic-tac d'une horloge. Une uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable à l'homme, irrespirable.
Lors de la journée d’étude sur le recueil La Condition ouvrière de Simone Weil qui s’inscrit dans le cadre de la préparation à l’agrégation de philosophie proposée par le Département de Philosophie de l'ENS-PSL. Chaque intervention prend la forme d’une explication de texte d’un extrait de l’oeuvre de Simone Weil.
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Cursus :
Frédéric Worms est philosophe, professeur d'histoire de la philosophie moderne et contemporaine. Il est directeur de l'Ecole normale supérieure de Paris et directeur de l'école et membre du Centre international d'étude de la philosophie française contemporaine – PhilOfr à l'ENS.
Spécialiste de l'œuvre d'Henri Bergson, il travaille également sur l’histoire de la philosophie du XXe siècle en France et s’intéresse à la question des relations vitales et morales aujourd’hui.
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